Remonter la rue centrale

Elle remontait la rue centrale et par la même occasion le cours de ses idées. Elle tentait vainement de rassembler ses souvenirs et de faire ainsi, la différence entre le vrai et le faux, entre ce qu'elle avait imaginé et ce qui était, ce qui constituait la vie. Johanna avait été réveillée par un bip, discret, lui annonçant un appel entrant. En regardant l'écran elle n'avait pas hésité une seconde, joyeuse de disserter avec son amie. Mais ce qu'elle entendit, ce n'était pas la voix chaude et douce de son amie, c'étaient ses sanglots étouffés. La mauvaise nouvelle, le nom que l'on finit par lâcher, les conneries habituelles qu'on balbutie dans ces cas-là, pour essayer de se tenir à distance et de se donner du courage. Et puis on raccroche. Et Johanna reste prostrée. Dans son lit, quelques minutes avant, elle rêvassait, faisant des plans sur la comète, retardant le plus possible le moment de sortir de la torpeur de sa couette. 

Quelques minutes plus tard, elle ferma les yeux pour tenter d'oublier cet appel et faire comme si de rien n'était. Peine perdue. En fermant les yeux, son visage lui apparaissait, les souvenirs, la balade en barque sur les hortillonnages, leur escapade à la plage, leurs discussions, leur seule dispute, au pied d'une sirène millénaire. Et leurs échanges de messages où personne n'y comprenait rien ni n'y mettait du sien. Et les excuses, bien sûr, à la fin d'un événement littéraire où elle avait vu défiler du monde et lui. Et ce livre tendu, à quelques heures du départ pour Montréal qu'il lui avait remis, avec une lettre. Sa reconnaissance, pas de dettes, juste de tout ce qu'elle lui avait apporté depuis qu'ils se connaissaient, y compris lorsqu'ils avaient été ensemble, juste pour voir, timidement, juste pour comprendre s'ils étaient faits pour ça, ensemble et individuellement. Johanna rouvre les yeux et sent les larmes monter. Finalement, c'est la première fois que ça lui arrive ça tiens. D'habitude, les ex on peut les maudire, c'est la règle, mais ils ne meurent pas. D'habitude, ceux qu'on a aimés vivent, longtemps, on les recroise au coin d'une rue, et un jour on finit par aller boire un verre, pour se rappeler du bon vieux temps. Mais rarement, on apprend leur décès, si tôt, si vite. On sait que certains prennent de l'avance pour rester jeune éternellement, puisque finalement on va tous au même endroit, un jour ou l'autre. Mais elle ne s'y attendait pas. En même temps, qui s'y attend, quand on y pense. On a beau savoir qu'on a une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes, on finit toujours par croire qu'on va y échapper. 

Et c'est par le cœur que cette fois, la faucheuse est passée. Johanna n'arrive pas à y croire. Elle finit par envoyer un message, puis un second. Des messages d'amour, pour conjurer le sort, pour dire "on s'aime" au cas où. Elle espère que Sébastien a eu le temps de dire à sa femme qu'il l'aimait. Qu'il ne s'est pas couché en colère, contrarié, fatigué ou abattu par le quotidien trop lourd. Elle souhaite de toutes ses forces qu'ils ont eu le temps de s'embrasser, de s'enlacer, de s'aimer, avant ce matin. Elle ne quitte plus son téléphone du regard. Prostrée, figée. Les minutes s'égrainent, en silence. Son chat angora se frotte contre elle et vient se lover dans le creux de son bras. Il sent tout celui-là, il est fort à ce jeu. Une larme coule, pas sur leur histoire non, il y a prescription. Sur sa vie à lui qui s'envole, Johanna a de la peine. Elle décide de prévenir Hélène, qui le connaissait aussi, par la force des choses. Répondeur. Johanna n'a pas le cran de laisser une telle nouvelle à un répondeur, c'est froid, c'est moche, c'est mécanique. Elle reçoit des réponses, à ses messages d'amour de tout à l'heure, elle sourit, entre les larmes. Que dire, que faire...elle est si loin maintenant, et qu'est-elle sensée faire d'ailleurs? Envoyer des fleurs? Sauter dans un avion? Quelle heure est-il en France? Elle perd ses repères. Bondit du lit pour s'habiller, elle sera juste à temps à l'épicerie avant qu'elle ne ferme, une heure s'est écoulée entre la vie d'avant, l'appel et cette vie d'après. Elle se hâte, sans boire un café, enfile un vieux t.shirt, un bas de survêtement informe et des baskets, les cheveux en bataille, tant pis pour le défilé de mode.

Elle tourne comme un papillon sans lumière dans les rayons, encore sous le choc. Qu'est-elle sensée faire? Que ressent-on dans ces cas-là? Johanna est perdue, cherche le rayon fromage, passe trois fois dans le rayon charcuterie pour acheter des framboises, tombe nez à nez avec deux enfants d'une dizaine d'années, l'un batman, l'autre supergirl. Elle sourit. La vie continue, imperturbable. Les gens font leurs courses, c'est la Saint Jean-Baptiste. Elle avait oublié. Mais oui, c'est pour ça qu'il y a autant de monde à l'épicerie. Elle se demande si ça se voit sur son visage que quelqu'un qu'elle a aimé a quitté cette terre, si ça se sent qu'elle est triste, si elle doit rester chez elle, si sortir et voir la vie dérouler sous ses yeux au lac, comme tout le monde, ce ne serait pas mieux. Elle se rappelle que Sébastien avait entrepris un tour du Québec à vélo, c'était le projet du siècle, il ne parlait plus que de ça, rien d'autre ne comptait. Elle sourit en y repensant. A la caisse, elle contemple les articles qu'elle a posés sur le tapis et voit bien qu'elle oublie la moitié. Mais on s'en fout. Elle paie et sort les bras chargés, cherche ses clés, ne les trouve pas, pose ses paquets, fond en larmes dans la rue. Et remonte la rue centrale. Elle la redescendra plus tard, pour prendre un vélo et faire le tour de Montréal, sous la chaleur presque tropicale du mois de juin. Elle roulera longtemps, ira se poser dans un parc, verra les feux de bengale, les feux d'artifice, les jongleurs, les passants, les familles. Elle verra sans entendre puisqu'elle aura son casque vissé sur les oreilles, Clara Luciani en fond, les yeux pleins de buée. Elle échangera encore des messages avec d'autres gens qui ont connu Sébastien, qui la préviennent, au cas où. Elle prendra des nouvelles, essaiera de se remettre à jour en répondant aux messages restés en souffrance depuis des semaines. Elle boira un peu d'eau, regardera autour d'elle, relira trois fois le même passage de ce nouveau roman qu'elle vient de commencer, Libertango. Et puis, de nouveau, au milieu des gens, de la vie qui continue, elle remontera sur son vélo, le fil de ses idées et la rue centrale, un peu tout en même temps et pas forcément dans cet ordre. 

Montréal en joie, son cœur en peine, sa robe marine, comme pour lui rendre un dernier hommage, et elle au milieu de tout ça, qui se demande encore, quoi faire, quoi dire, si ce n'est y penser, tout simplement. Une coccinelle remonte le long de la fenêtre alors qu'elle s'affale sur le canapé de son 2 et demi, sur Villeray. Elle regarde dehors, le soleil décline. Cette journée bizarre se termine. L'a-t-elle rêvée? Quelle heure est-il en France? Elle s'allonge, s'endort. Peut-être était-ce un rêve, mais si c'est vrai, elle ne gardera que le meilleur de cette histoire, c'est ce qu'elle se dit avant de sombrer. Elle verra demain. Il fera jour.

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