Vacances et rendez-vous

Le vide, elle avait besoin de le faire, nécessairement. Des semaines à travailler, d'arrache-pied pour mettre son rêve devenu réalité sur pied, des semaines à étouffer, chaque fin de mois, entre la chaleur écrasante d'une canicule et la réalité de la vacuité de ses économies. Et toujours, toujours en permanence, cette envie d'ailleurs, de plier bagage, de monter en voiture et de rouler, longtemps, jusqu'à l'apercevoir, belle, douce, accueillante, ondulante: la mer. 

Mais non, ce ne sera pas pour cette année. Alors comme on regarde par la fenêtre, ce qui se passe dans la rue en bas, elle regardait ce qui se passait dans la vie de ses amis, par la fameuse fenêtre de son écran d'ordinateur. Des nouvelles des uns, des photos des autres. C'est la joie du 21e siècle, on ne se quitte plus et pourtant on est seul. Terriblement seul. Même avec une imagination de dingue, il suffit d'avoir un portable ou un ordinateur pour réaliser le gouffre de sa propre solitude. 

Une petite lumière verte clignote, signal qu'un message l'attend. Une chanson, "l'appuntamento" d'Ornella Vanoni. Un classique du genre. Elle sourit. Combien de semaines lui avait-elle couru après pour avoir de ses nouvelles, à celui-ci? "tu penses à moi en écoutant une chanson de rendez-vous?" la réponse ne tarde pas "je savais que tu saurais l'apprécier". En effet. Et puis j'apprécie qu'il pense deux secondes à moi aussi, comme un papillon tiens, il apparaît et fond dans le paysage pendant des mois avant de réapparaître, et elle sait qu'il en bave en plus. Il ne fait jamais les choses à moitié non plus celui-ci. En Sicile dans quelques jours, il doit préparer son départ, avec ce mélange d'anxiété et d'excitation, de retourner au pays tout en ne sachant pas bien comment les choses vont se dérouler. Car il ne part pas seul, non. Il ne part jamais seul. Il ne peut pas être seul, sauf s'il l'a choisi. Il ne fait pas partie des gens solitaires qui aiment l'aventure sac à dos et stop sur le bord de la route, sa classe et cette espèce de nonchalance...non, lui c'est plutôt accompagné qu'il se voit, qu'il aime être, d'amis si possible, de femmes, pourquoi pas. Mais il est tombé dans un vortex amoureux, le pauvre, pris à son propre jeu et elle le sait, depuis le temps, elle le connaît trop bien et c'est pour ça qu'elle l'aime si fort d'ailleurs. Il l'appelle sa muse, il l'appelle tout court, surtout quand c'est devenu étroit, étriqué, compliqué, difficile et qu'il a besoin de légèreté, de pétillant, de douceur. Un simple allô et le sourire revient, trois minutes et on tourne le disque, comme Dalida. En attendant, leurs 20 ans d'amitié leur auront appris à se dire les choses, avec respect, avec tendresse mais aussi avec franchise. Alors ce soir-là, elle va l'être, encore, franche. "J'espère que tu pars en bonne compagnie pour que ces vacances en soient vraiment", lui envoie-t-elle, facétieuse. Il ne répond pas. Et son absence de réponse vaut réponse. Elle le connaît par cœur. Elle pourrait le dessiner, elle pourrait même imaginer son sourire et ses yeux se plisser, quand il l'a lu et s'est dit "elle est trop forte, elle est trop forte." Alors elle appuie un peu plus fort, histoire de semer la fameuse graine qu'elle espère toujours voir germer chez les indécis qui composent 90% de ses amis les plus proches, quasiment tous masculins, d'ailleurs. "J'ai dû perdre l'habitude d'être en couple depuis le temps, pour comprendre pourquoi, on s'obstine à partir en vacances avec quelqu'un qu'on ne supporte pas le reste de l'année. Au temps pour moi." rehaussé d'un smiley qui sourit, pour le morceau de sucre qui aide la médecine à couler, dirait Mary Poppins. Il n'a plus répondu, mais ils savent tous les deux qu'elle a un peu raison.

Quand elle était petite, ado, jeune adulte, elle a assisté à ces mises en scène estivales et s'est automatiquement juré, de ne jamais les reproduire. Les couples parentaux qui se sont succédés lui semblaient une mascarade absolument incompréhensible. Si toute l'année vous vous ignorez, vous vous parlez mal, vous vous menacez de vous quitter pour le moindre paquet de biscuit ouvert dans le mauvais sens ou la salade trop peu assaisonnée, franchement, faites une trêve pendant les vacances, par pitié.  Mais non. Les adultes ne dérogeaient pas au principe. Un couple reste un couple, qu'ils se supportent ou non, ils emmèneront leurs engueulades en vacances. Génial. Au milieu de ces querelles enfantines, qu'elle n'avait même pas avec son petit frère, c'est dire, elle fuyait, et c'est sans doute là qu'a commencé son attachement déraisonné aux amitiés de vacances, aux amitiés tout court. Aux activités sans aucun sens, aux lieux qu'elle trouvait paradisiaques, qui sous la lumière crue de l'hiver, évidemment n'avaient pas du tout la même coloration. Mais ses yeux d'enfant, dans son cœur d'adulte étaient les seuls à comprendre. Pour elle, aimer quelqu'un c'était rire, c'était la complicité, c'était le partage, c'était la joie, c'était la sérénité. Donc, partir en vacances, le saint graal, qui plus est avec quelqu'un qu'on aime, ça devait être exceptionnel. Et ça n'est jamais arrivé. Non absolument jamais. Elle n'est pas partie en vacances avec quelqu'un qu'elle aimait. Pas une fois. Encore moins avec quelqu'un qu'elle n'aimait pas. Tout au plus la moitié d'un week-end, puisque la seule fois où elle a osé y croire, son rêve s'est brisé aux pieds d'une sirène. Fini avant d'avoir commencé, le week-end en amoureux dont elle avait toujours rêvé s'était évaporé dans les fumées d'un port danois. 

Non, jamais, elle n'avait été elle, aimée assez fort pour que quelqu'un lui propose de partir en vacances. Parce que l'envie de voyager chez elle est si forte, si chevillée au corps, si ancrée dans sa peau, qu'elle en a mal parfois. Mal surtout de manquer de ressources pour le faire, mal de ne pouvoir partir, faute de moyens. Elle qui adorerait sauter de train en train à travers l'Europe, découvrir de nouveaux paysages, écouter de nouveaux langages, goûter de nouvelles saveurs. Elle l'a fait quelques fois, à la dérobée, seule. Pas facile de partager dans ces cas-là. Mais seule, elle ne risquait pas de reproduire les vieux scénarios joués plus de cent fois sous ses yeux usés déjà, si jeune.

Elle n'avait pas dit son dernier mot, elle y croyait toujours à l'amour, mais le disait tout bas, bien sûr, des fois que l'amour l'entende et qu'elle soit obligée d'assumer. Elle de la trempe de ceux qui assument. Il le faut bien, on n'a qu'une vie. Toujours est-il que devant tant de gens, contraints par les schémas archaïques déjà vécus, de subir des vacances à prix d'or dans les conditions encore plus dingues que le reste de l'année (loin, sans les amis, sans la possibilité de fuir, de rentrer chez soi, etc) avec quelqu'un dont on se demande un jour sur deux (voire sur trois) pourquoi on est là et en italien ça se dit "chi me lo fa fare?" elle restait dubitative, perplexe, ennuyée presque. Si elle avait de l'argent, elle louerait une maison et mettrait dedans tous les gens qui partent avec des moitiés qui ne leur correspondent pas ou bien qui leur correspondent pour un temps, histoire de leur apprendre des trucs sur eux-mêmes, pour éviter de recommencer leurs conneries. Bref, une grande maison au bord de la mer avec un cuisinier pour préparer à manger pour tout le monde. Voilà ce qu'elle ferait. Ce serait une parenthèse, des vraies vacances, chacun serait libre, chacun serait bien, chacun rechargerait ses batteries pendant le temps qu'il lui faudrait, avant de reprendre le cours de sa vie, régénéré. 

Mais elle n'a même plus un euro pour s'offrir un café là. Elle attend avec impatience l'arrivée des indemnités, émoluments et autres petits euros qui viendront lui donner un peu de souffle pour les 24 prochains jours. On connaît la chanson. On la connaît par cœur. Un peu survivor ces temps-ci, mais on vit bien et dans un bel endroit, on fait ce qu'on aime, on est en bonne santé, alors on ne se plaint pas. Sur ce, elle regarde son téléphone une dernière fois. Elle compte le nombre de personnes qu'il y aurait dans sa maison de bord de mer, si elle avait le pouvoir de faire ce qu'elle veut...Potentiellement, y en a bien une dizaine. Mais elle n'en choisirait pas autant. Tout ça parce qu'elle a reçu cette chanson, tout ça a fait remonter tant de choses...elle éteint tout. Croisant les doigts pour pouvoir reprendre son souffle demain, ou le plus tôt possible. De pouvoir mettre un plein et partir, seule, à son rendez-vous. Avec son "moi de vacances", même quelques heures. C'était peut-être ça, le vrai message... En finirons-nous un jour, de ne pas vivre la vie que nous souhaitons, nous accorderons-nous, un jour, ces grandes vacances, que nous espérons?

Suspens...




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