Huit mots et un point d'interrogation

C'est une question tellement anodine et tout autant inattendue. J'étais déjà en retard, j'étais un peu en "vrac", une sorte de tableau cubiste qu'il fallait remettre en ordre quand elle me l'a posée. Anaïs est naturopathe, elle a un visage ensoleillé, un sourire qui irradie, un regard qui réchauffe. Et en huit mots et un point d'interrogation, elle a fait sauter un barrage de larmes qui tenait de bric et de broc depuis des mois, des années même.

"Qu'est-ce qui te met en joie ?" 

Je ne m'en suis pas encore remise de sa question. Parce qu'elle m'a prise de cours, et que depuis un petit moment je trouvais qu'en général et en particulier j'étais devenue "grave", dans le sens triste, avec un poids incommensurable sur les épaules, un emploi du temps inadapté de ministre sous ecstasy. Qu'il n'y avait de place que pour le stress, l'inquiétude, l'anticipation, l'organisation, les insomnies, et que forcément, tout ça n'était pas bon du tout pour ma thyroïde en PLS. 

J'ai constaté que ma vie était une longue somme de luttes, internes surtout, externes aussi. J'ai compris qu'il fallait que je sorte de ce que je connaissais. Pour avancer dans ce pays, il faut des garanties de représentation, je le savais pourtant. Il faut un "semblant de normalité", pour qu'on nous foute la paix, qu'on nous consente un emprunt, qu'on nous permette de vivre la vie que l'on entend vivre. Il faut un "travail sérieux", pour qu'on nous lâche les baskets avec notre "idéalisme". Il faut, il le faut, je ne plaisante même pas là, il faut avoir un truc qui semble sérieux aux yeux de la société. 

Si c'est le prix à payer pour ne plus se réveiller en sueur la nuit à cause du loyer à payer franchement, je le fais. Ce que je sais, c'est qu'on n'est pas DU TOUT obligé d'en baver pour vivre heureux. Pas du tout. Vraiment pas. Faut sortir de ce conditionnement. On n'est pas obligé d'être sérieux tout le temps, tous les jours en train de râler, en train de se plaindre, en train de ruminer, de tourner en rond, de chialer, de s'en vouloir, de se ronger les sangs.

Une porte ne s'ouvre pas ? Next. Une serrure est rouillée ? Next. Un projet patine ? Si malgré tous nos efforts (et croyez-moi je ne lésine pas !) on n'arrive nulle part, bein à un moment il faut s'effacer. Laisser la place, accepter qu'on n'est pas au bon endroit. 

Je viens de passer deux mois à m'inquiéter de vertiges, de nausées, de gonflements, et je vous passe les détails, je viens de douiller parce qu'à force de m'ignorer, j'ai fait monter mon taux de TSH et qu'il a fallu redoser, et qu'il a fallu presque 6 semaines pour que je commence à me sentir mieux. A ne pas chercher mes mots, à ne pas oublier mon code de carte bleue. Pour me reconnaître dans le miroir et rire, oui rire, sourire, danser dans la cuisine, faire des choses sympa, ne pas attendre que le temps passe encore et toujours.

Le temps file, il y a dix ans tant de choses se sont arrêtées pour moi qu'il est difficile aujourd'hui de me souvenir que j'ai été quelqu'un d'autre, une fille vraiment gaie et joyeuse qui aimait les petites choses du quotidien, qui ne s'inquiétait pas de tout, parfois insouciante, souvent moquée pour sa "naïveté", son "émerveillement". Je m'émerveille toujours mais à voix basse, je suis toujours celle qui fait confiance ouvre son cœur, se prend une porte, qu'on se rassure. Je suis même celle qui conseille les cœurs brisés, faut dire que le mien est solidement raccommodé là, il ne peut plus lui arriver grand chose.

Alors ? Qu'est-ce qui me met en joie ? Un coucher de soleil, le bruit de la mer, une carte postale inattendue, un message gentil, un bouquet de fleurs, un papillon, un torrent, une volée d'étourneaux, un chat qui ronronne, l'odeur de la pizza, un beau sourire, une attention, un air d'opéra, danser, chanter, nager, voyager, écrire, créer, dessiner, peindre, lire, boire un café au soleil. 

La liste n'est pas exhaustive loin de là. Mais rien de tout ceci ne m'est venu quand j'ai entendu la question. Ce qui est venu, c'est un torrent de larmes. J'ai rien pu faire, moi qui suis une spécialiste de l'illusion, le sourire en étendard même les jours de gros orage intérieur. Et en fait, ça me suit, depuis des semaines. Bientôt un mois. Un mois que j'ai réalisé que je vivais la vie de quelqu'un d'autre qui se fait passer pour moi. Des horaires intenables, à répondre à tout le monde super vite et super bien, Miss Efficacité.

"Ne pars pas les mains vides", "puisque tu sors prends la poubelle", "tiens si tu sors, profite-en pour faire ceci ou cela", "tiens vu que tu as allumé ton ordi, réponds à tes mails", la meuf qui veut absolument être parfaitement calée, tout est fait, rien ne dépasse. A part ce gras qui s'entasse autour de ta taille parce que tu stresses, et que ta thyroïde n'aime pas ça, mais vraiment pas. Comme la kryptonite et Superman. Flâner ? Pas pour moi non. Je DOIS, il FAUT. Ouais merde à la fin.

Quand tu n'arrives plus à dormir, mais que tu es fatiguée, quand tu as des symptômes insupportables, que tes hormones font une chorégraphie de danse folklorique dans ton corps, que tu as des vertiges si tu te lèves trop vite, que tu pleures pour un oui ou pour un non, tout ça tu t'en tapes. Tu veux aller bien. Tu veux être en forme, aller à la piscine, porter du blanc, du beige, du rose pâle, tu veux pouvoir aller où tu veux, et te promener sans avoir l'impression d'être sur un bateau en permanence. 

Donc là, on baisse la voilure, parce que c'est ça qu'il FAUT, on se remet doucement à sortir, à voir des amis, à répondre "oui" aux invitations, à projeter des vacances, ce truc que tu ne fais pas depuis cinq ans, on décore son appart aux murs blancs comme neige, on met de la couleur partout parce que c'est ça la vie BORDEL ! Oui c'est ça ! La couleur, les choses qui te font sourire, plaisir, rire. On élimine ce qui nous emmerde, ce qui nous paraît lourd, ce qui correspond à une autre version de nous, obsolète. On se met à jour.

Les journées, soirées, nuits de travail, les dimanches-au-lundi-au-dimanche-au-lundi toute l'année, ça crame le cerveau en fait. C'est con hein, mais c'est vrai. On arrête d'être disponible à toute heure. On fait des pauses. On prend du repos. C'est autorisé pour toi aussi ! Toi qui me lis et qui crois que tu ne peux pas te l'autoriser parce que...pourquoi déjà? S'il m'arrivait quelque chose, je serai remplacée, quel que soit le job, quel que soit le projet. Quelqu'un prendrait ma place. C'est la nature, elle a horreur du vide. 

Donc pourquoi ne pas en faire autant ? Pourquoi ne pas remplir sa vie de rosiers, de plantes grasses, de fruits acidulés, de livres, d'accents qui chantent, d'histoires merveilleuses, de bords de mer ? Pourquoi pas ? 

Voilà, je cherche la réponse exacte à "ce qui me met en joie", depuis des jours. Mais j'ai retrouvé le sommeil, le goût de la vie, pas seulement d'être là et de répéter des gestes, chaque jour comme un automate. Parce que je n'en suis pas un. Et qu'il n'est pas rare que je dise "stop" pour ensuite recommencer. Apprendre, retenir, se souvenir. C'est aussi un apprentissage. C'est un tour de manège, pas toujours enchanté. 

Je crois que j'ai trouvé ce qui me mettait en joie. Respirer, ouvrir les yeux, marcher, écouter de la musique, des oiseaux chanter et le doux son d'une cascade. Profiter de ce que la vie a à m'offrir. Tant pis pour ceux qui ne répondent pas à mes messages, ceux qui m'ignorent, ceux qui laissent passer du temps sans me parler, qui se moquent de mes sollicitations. Tant pis. Tant mieux pour ceux et celles qui prennent le temps d'un petit mot, d'un café, d'un post ou d'un sms. Tant mieux pour moi. Vraiment. 

Les heures qui me sont offertes, comme à toi qui me lis, elles sont comptées tu le sais. On ne sait pas quand ça s'arrête. Et là j'ai envie de te dire que si ça s'arrête je n'aurais pas tout à fait réalisé ce pourquoi je me suis incarnée. Mais pour y parvenir, je dois oui, je dois : retrouver ma joie.

C'est ce que je te souhaite, ce que je nous souhaite. Dans un monde chaotique, où les signes d'attachement ou d'intérêt, où la gentillesse, la douceur, sont vues comme des signes de faiblesse et rejetées comme s'il s'agissait d'insultes ou d'affronts, j'ai choisi cette voie. Si tu te dépêches il y a des trains toutes les dix minutes pour cette destination. C'est une question de choix.




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