Campi di storie : les origines

Il y a longtemps que je m'intéresse à la psychogénéalogie, ou comment la destinée, les choix, les comportements, l'histoire de nos anciens peuvent conditionner d'une certaine manière, même inconsciente, nos propres comportements, à l'heure d'aujourd'hui.
Au détour d'une conversation, dont le sujet était "comment en sommes-nous arrivé(e)s à faire un métier qui ne nous correspond pas, à vivre cette vie, qui ne nous ressemble pas ?", j'ai amorcé un début d'explication.
C'est d'ailleurs celle qui est à l'origine de mon projet "campi di storie". Bien sûr, il s'agit de raconter la vie de nos anciens, d'un grand-père, d'une grand-mère, d'attaquer de face notre destinée en remontant à leurs origines. Nul besoin de remonter à l'homme des cavernes, pour ma part, je suis remontée à mon arrière-grand-père, et j'ai suivi le fil.

Les conditions financières 

Je me demande souvent pourquoi, en dépit de mes nombreuses heures de travail acharné, ma situation financière n'évolue pas, depuis 10 ans. La réponse saute aux yeux pourtant, je ne fais pas ce que je dois faire. Tant que je ne ferai pas ce qu'il faut, tant que je ne serai pas à ma juste place, je ne réussirai pas à gagner ma vie. Depuis 12 ans, j'ai été avocat, enseignante, vendeuse, journaliste. A 40 ans, j'ai on peut le dire, un parcours incroyable, d'ailleurs nous avons tous du mal à le comprendre. Et pourtant, quand je gagne de l'argent, il suffit tout juste à payer les charges courantes. Pas de surplus, rien de plus, plus d'économies, mais en même temps, un toit sur ma tête, de la nourriture et un sacré don pour le système D et ne rien faire paraître.
En 12 ans, je n'ai jamais touché plus que 1400 euros mensuels, c'est même le maximum qui m'ait été versé, et j'étais journaliste. Le reste du temps, j'ai oscillé entre 400 euros et 1200, les bons mois. J'ai eu des galères, bien sûr, tellement je n'étais pas à ma place, ni professionnellement ni intellectuellement d'ailleurs. Rendons-nous à l'évidence, je suis une artiste et j'ai essayé d'être autre chose. 
Enfin, le mois de janvier 2021 m'a permis de réaliser que ça suffisait. IL EST POSSIBLE DE VIVRE DE SA PASSION ET DE GAGNER SA VIE. Je l'écris en majuscule, puisque trois générations avant moi ont pensé (et m'ont conditionné à penser) le contraire.
La famille de mon grand-père paternel n'était pas de la "upper class", au contraire. Mon arrière-grand-père passait plus de temps dans les bars qu'à bosser d'arrache-pied et à lever la main (et le coude) sur ses enfants. Mon arrière-grand-mère était comme toutes les femmes de l'époque en Calabre, au chevet de ses enfants. L'argent ne coulait pas à flots, et il se diluait beaucoup dans les soirées embrumées de son mari.
Mon grand-père a grandi comme ça, chez sa grand-mère, et dans un dénuement financier assez fort. Il a pris le train pour la France, et s'est retrouvé dans des baraquements, ancien camp de prisonniers allemands dans le bassin minier du Nord. Il a d'abord travaillé, envoyant une partie de sa "quinzaine" en Italie, avant de rapatrier sa famille à ses côtés, début 55. Ensemble, ils vivaient dans la même pièce, à même le sol. Ma grand-mère ne travaillait pas et élevait ses enfants. Côté maternel, mon autre grand-père aussi était mineur de fond, mais la maison des mines dont il a pu profiter avec sa famille était une cité-jardin, plus spacieuse, c'était une autre histoire. Donc, l'argent n'était toujours pas source de joie. Et de fait, ne parlant pas la langue du pays, étrangers sur une terre hostile et froide, devant travailler dur dans le noir et la suie, pour quelques francs, l'heure était aux économies.
Ils ont donc économisé et élevé leurs enfants de cette manière: travailler dur, économiser, dépenser pour l'utile, ne pas prendre de plaisir, la vie est une lutte.
Dès lors, mon père : du travail, beaucoup, et des économies, du bénévolat énormément, mais pas de train de vie dispendieux, au contraire. A l'extérieur, nous semblions des gens de bonne famille, à l'intérieur, pas d'excès, pas de superflu. Donc, j'arrive : travaille bien à l'école, marche droit, ne gaspille pas, écoute, obéis. Mais ça n'aura duré qu'un temps. A force d'économies, d'épargne et de dextérité, mon père réussit à se mettre à l'abri, mes grands-parents aussi, chacun aura finalement réussi, mais durement. A mon âge, ils ne nageaient pas dans un bonheur total et débordant non plus. Parce que c'est bien ça, le but de la vie. Être heureux.  Des sacrifices ok. Mais autant que ça nous rende heureux.
Je ne suis pas la ligne : bien sûr, j'ai réussi mes études, j'ai obtenu des diplômes, je travaille depuis l'âge de 18 ans. J'ai rendu fiers mon père, mon grand-père, ma famille. Et jamais je n'ai réalisé que je n'étais pas heureuse. A vrai dire, je ne m'étais même pas posé la question ! J'ai travaillé pendant mes études, pour ne pas gêner, pour ne dépendre que de moi, pour connaître la valeur de l'argent. J'ai toujours dit oui quand on me demandait si j'avais de l'argent, pour me débrouiller toute seule. 
Découverts et impayés, quand j'étais avocat, la réalité de ma situation n'a été révélée qu'en bout de course, quand j'avais presque tout payé déjà. Donc en gros, depuis 2008, c'est financièrement difficile et il a fallu faire comme si, et gérer. Jusqu'au cancer de Jeanne, jusqu'au décès de Jeanne, jusqu'à ce que je réalise que j'étais fauchée et que je pourrais en mourir.
Depuis, c'est stable, mais tout juste pour vivre. On va dire que ça suffit. On le dit : ça suffit. J'ai envie de vivre, de profiter, de partir en vacances sans que cela ne nous soit reproché, de faire les choses et de les assumer sans trouver mille excuses pour justifier un déplacement. Vivre et profiter de l'argent que l'on gagne ce n'est pas du gaspillage. A 40 ans, sans mari, sans enfant, sans bien immobilier et bardée de diplômes, l'heure est venue de vivre pour de vrai et d'arrêter de s'excuser. 
Et ce n'est pas tout. 

La soumission à l'autorité

Quand on ne naît pas riche, on comprend vite qu'il faut faire profil bas et qu'on peut presque devenir invisible tant on veut disparaître, tout en se débrouillant "sans déranger". L'orgueil a permis de tenir, d'être digne, d'avancer. Mes arrière-grands-parents ont donc tenu bon, dans la Calabre du début 20e, mon grand-père est né entre les deux guerres, en 1928. 
Quand il est arrivé en France, étranger immigré je le disais, il a fallu se taire, avancer, obéir, faire ses preuves. Bien sûr qu'il était beau, a dragué plus que de raison, s'est retrouvé au poste plus d'une fois, a provoqué des bagarres. Mais dans l'ensemble, il a fait le job. Il a filé droit au travail, il a tenu les rênes de sa maison et de sa descendance. Tout le monde filait droit, par peur, déjà, la crainte révérencielle obligatoire envers ses parents, les quatre fils ont aidé, obéi, travaillé, et n'ont pas fait de grands discours sur leurs états d'âme. La maison était tenue, les enfants étaient élevés (j'ai failli écrire "dressés" parce que ça ne rigolait pas des masses non plus) 
En tous cas,on ne s'énerve pas avec l'autorité, on fait profil bas, surtout pas de vagues.
La génération de mon père, de mes oncles, de mes tantes même, n'a pas fait de vagues, seul mon père a osé mettre ses employeurs aux prud'hommes pour défendre ses droits. Mais dans l'ensemble, on fait ce qu'on a à faire, on ne se mêle pas des affaires des autres, et tant qu'on a une maison, des enfants, une femme et à manger, ça va.
Et j'arrive youpi : pas vraiment une grande appétence pour l'autorité.... pourtant je deviens avocat. Du droit aux droits, il n'y a qu'un pas. J'apprends à défendre (mais à me défendre toujours pas) je passe pour une rebelle, une affranchie, un pitbull (moi !) dans les prétoires. Je n'ai pas peur, pour les autres, mon père avant moi avait fait ce genre de choses, et pourtant il m'a déjà dit plus d'une fois "tu n'obéis pas" eh non, plus. J'ai donc toujours eu un peu de mal avec l'autorité, sans le dire, pendant au moins 30 ans. Bien sûr que j'ai fait ce que je pouvais pour m'adapter et rentrer dans le rang. Mais chassez le naturel ....

La rupture de lignée 

Donc en 2012, je décide de quitter le barreau. J'ai peur de la réaction de ma famille, mais encore plus peur de mourir. Donc c'est ça qui gagne. Je quitte 15 ans dédiés au droit, malheureuse comme les pierres, en larmes chaque jour et dépossédée de moi-même. A la CAF, quand je vais demander le RSA, je croise mes anciens clients. A la caisse, quand je fais mes courses, je laisse sur le tapis les courses qui excèdent le billet de 20 que je tends. J'assume. C'est mon choix, et la vie n'a pas de prix. Mon nom fait la Une au Palais, alors que si j'avais été électricienne pour devenir plombier ma foi, personne n'aurait rien dit. 
Je quitte fin 2013, et j'ai droit de plaider une dernière affaire (en pleurant tous les jours) fin janvier 2014. Je me retrouve dans le silence absolu de mon appartement, avec la vague idée de devenir prof, vu que j'aime enseigner et transmettre. J'ai tenté deux fois, deux capes différents, mais n'étant pas du sérail, je ne monte pas sur le podium. Dans l'intervalle, je trouve un emploi de vendeuse de confitures, ça détend, ça sauve. Je retente de réviser le CAPES mais quinze jours à bachoter chez moi me rendent folle, je sors, vois une annonce, postule, et débute le 9 février (pour mon 34e anniversaire) chez Poppy Milton. Période bénie des dieux : j'ai un travail rigolo, j'écris des chroniques dans un magazine, je rencontre des amies en or, tout mon monde tient dans un quartier, le Vieux-Lille, on sort, on est heureux. 
Fin 2015, on apprend que le magasin va fermer. Il faut rebondir et déjà que d'avocat je suis passée à saltimbanque, je me lance un nouveau défi : tiens si je passais le concours de journaliste? J'y vais, (un peu pour le fun, même si je révise) et je l'ai. Panique à bord. Contente mais tendue. Et si je décidais encore de changer d'avis plus tard ? Trop risqué, je refuse puis par prudence, puis décale mon entrée à l'école. Je lance une activité de rédactrice, pour un projet de folie sur les logements de mine (ironie du sort ?) du Nord et du Pas-de-Calais. Lance des projets solidaires, me lance moi-même dans les maraudes. Il faut que je me sente utile. Et puis, je finis par tomber sur un ange gardien qui "investit" sur moi et me permet d'entrer à l'école : parce que là encore, je suis juste niveau thunes. La seule période vraiment cool, 2015-2016, se termine sans grande largeur financière pour voir venir. Les économies durement acquises vont fondre durant cette année de formation compliquée. Je pars faire un stage, physiquement éprouvée par le lévothyrox qu'il va falloir remplacer. J'arrive en Haute-Savoie, incapable de faire un pas devant l'autre, au bout de mes forces et au lendemain d'une crise de larmes phénoménales : la peur, encore. 
De révélation en révélation, de rencontre en surprises, je décide d'accepter le contrat estival à Albertville. Mais pas seulement. Je déboule avec mes affaires et mon chat. J'ai 37 ans, et mes perspectives d'avenir dans le Nord n'ont pas d'horizon. Donc pourquoi pas? 
Un contrat, puis un autre, mais les aller-retours en Savoie font un gros trou dans mon budget. Puis en Haute-Savoie, à Bonneville, mais toujours pas d'amélioration. Puis, je craque totalement : le management n'est pas adapté à ma personnalité, clairement. Je ne renouvelle pas mon contrat, j'ai déjà une idée en tête, fais quelques piges en Suisse, à distance, me retrouve donc en février 2019... confinée. Création du média fin avril, avec celui qui d'ami deviendra mon associé. Les piges suisses m'aident, mais il faut aussi travailler dehors. Un mois dans la vente, encore à la rescousse, en intérim. Trop compliqué. J'arrête, je me remets dans le chemin : les piges Suisses, un peu de chômage, un peu de corrections. Toujours pas l'extase financièrement mais au moins j'écris. 
On lance le média et rapidement mes droits au chômage s'éloignent, tandis que mon associé intègre une rédaction en septembre 2019, jusqu'en janvier. On a un problème avec les trucs convenus. Plus de chômage pour moi, en janvier 2020. J'avais vu le truc venir en m'inscrivant pour donner des cours particuliers. Et confinement en mars 2020. Financièrement, pas fou, avant le confinement, ça s'améliore, même si je suis plus seule que jamais. Juin: plus de bac français, mes élèves me lâchent, en panique, je postule partout pour donner des cours en septembre dans une école, quelques jours par semaine en plus du média, de mes corrections bref j'entasse. Et ça marche en plus. Mais il faut jongler....et j'ai plus 20 ans. Donc fin décembre, vannée, je décroche une semaine. 
Résultat début janvier, c'est la révélation : je ne suis pas du tout en train d'écrire des articles, des livres, des histoires, je m'éparpille, j'ai tous les outils et je ne m'en sers pas, au nom de ? La sacro-sainte stabilité, la roue de secours financière, les "on-ne-sait-jamais". Je ne me mets pas trop en avant, j'ose à peine respirer. Encore, je réalise que je rase les murs, j'essaie de disparaître, pour n'inquiéter personne. 
Donc je prends la décision d'arrêter les conneries, le cycle de démence : en juin, à la fin de mon contrat j'arrête d'enseigner, pour me dédier à mon métier, celui pour lequel j'ai reçu une aide providentielle, celui que j'aime, celui pour lequel j'ai osé créer en duo, un média qui fonctionne. J'accepte le risque (qui n'en est pas un, une activité en SCOP ouvre le droit au chômage en cas d'inactivité) de ne faire QUE ce que j'aime et d'en vivre. Le Petit Reporter, les formations de journalisme, les corrections, les livres de vie. Tant que mes yeux pourront voir et lire, que mes mains pourront écrire, je poursuivrai ce rêve. 
Finalement, j'ai rompu le cycle d'obéissance, de soumission, de pauvreté, de vie "tout juste". J'ai foi en l'avenir, mais remonter dans le passé m'a permis de réaliser que je reproduisais des schémas ancestraux, acquis de longue date, lourds de sens. Cela m'a éclairée, quant aux freins, aux répétitions, aux héritages. Aujourd'hui, ma seule limite est ma peur. Peur de décevoir, disons que depuis que j'ai quitté le barreau, j'ai déjà bien déçu ma famille, on ne peut pas faire pire je suppose. Peur de ne pas réussir, même si c'est une fausse peur, puisque je sais que j'y arriverai quand je serai sur le bon chemin. Peur de ne pas réussir financièrement, comme me disait à juste titre ma meilleure amie "je n'ai pas eu le temps de m'habituer au luxe" mais j'ai surtout jamais cru que j'y avais droit ! Vu mon niveau d'études et de diplômes, il est grand temps de faire honneur à mon cerveau et à ma ténacité. 
C'est une lutte, un combat, une machine, des doutes, beaucoup de solitude. Mais si on ne croit pas en soi, personne ne le fera. On peut vivre de sa passion, on a le droit d'être heureux, on peut avancer, on peut aller au bout des choses sans croire les gens qui nous disent le contraire, même en criant. On peut si on veut. 
Et c'est à ça que sert la psychogénéalogie : mes parents ont eu peur de manquer, mes grands-parents ont manqué, mes arrière-grands-parents n'avaient rien. Je ferai tout pour arrêter ce cycle, je n'aurais plus peur, et surtout je ne manquerai de rien, surtout pas d'amour-propre. 
A mon tour, écrire les histoires des familles va surtout permettre d'écrire l'avenir, j'en ai la conviction. Tocca a me ! Puiser dans les mémoires, garder les conseils, devenir soi, faire ce que nous sommes les seuls à pouvoir faire, tirer profit de ce que nous sommes et avons appris, des leçons de la vie. Ce n'est pas renier notre héritage, juste prendre ce qui nous revient. Tout n'est pas à garder, comme tout n'est pas à jeter. Tout est question d'équilibre.
C'est cela, Campi di storie : se nourrir de l'histoire pour faire pousser le "champ" des possibles. Apprendre pour créer, connaître pour avancer.
A bientôt, donc ....


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